De l'oxymore
Etude critique de Jean-Michel Maulpoix
La poésie prospère
dans nos contradictions. Elle nous connaît mal ajointés et approximatifs. Elle
nous sait divisés et souvent douloureux, perdus parmi les antagonismes, et
désireux de réparer avec des mots le tissu troué de cette vie.
Si la poésie parle
volontiers par comparaisons et par images, c’est que pour définir elle apparie,
pour identifier elle rapproche. Comment dire autrement que par des alliances de
mots inédites ce qui n’est d’aucun dictionnaire ? La prison heureuse de
l’amour, ou la clarté sans lumière qui tombe des étoiles ? On le sait, le
sens n’est pas donné préalablement au poème : l’expérience singulière qu’il
en fait est sa raison d’être, son aventure chaque fois nouvelle. En sa
direction, il se hasarde, osant des couplages, des alliages, et risquant des
propositions… Leur degré d’étrangeté et d’incongruité varie selon les âges de
notre culture et selon la dureté des oppositions que la langue même doit
prendre en compte.
Ainsi existe-t-il au
moins deux sortes d’oxymores, à la pointe plus ou moins acérée. L’une est
ancienne, l’autre moderne.
Aux temps que l’on dit
« classiques », dans une société polie et volontiers précieuse, la
première espèce apparie des termes contrastés en visant avant tout la nuance : « doux-amer », « aigre-doux »,
« clair obscur », c’est un amalgame singulier de qualités qui est
recherché, une forme de délicatesse dans la désignation, une manière
d’accommoder les contraires et de raffiner aussi bien la perception que son
expression.
Il en va autrement aux
temps modernes, quand le commerce entre les êtres et le discours des humains
sur le monde ne sont plus policés et réglés par la vieille rhétorique, mais
font se heurter les désirs aux aspérités du réel et aux turbulences de
l’histoire. C’est alors que l’oxymore se fait plus violemment poétique :
il en arrive à produire la métaphore d’objets nouveaux par fusion des contraires. C’est ainsi qu’à « l’obscure
clarté » qui tombait des étoiles sur la scène du Cid de Corneille succèdent le « soleil noir »
de la mélancolie que porte le luth constellé de Gérard de Nerval, ou les
« azurs verts » parmi lesquels va se noyer « le Bateau
ivre » d’Arthur Rimbaud…
Il ne s’agit plus
alors de nuancer subtilement des qualités, mais d’imposer violemment une espèce
de nouveau tiers, un enfant chimérique et quelque peu monstrueux, né des noces
de l’angoisse et de l’imagination. Le noir soleil nervalien en qui toute clarté
vient mourir est d’une ténèbre plus épaisse que toute obscurité réelle. L’antilogie absurde n’est pas loin quand sous la plume d’Arthur
Rimbaud se multiplient les « fanfares atroces » et les « beautés
hideuses », tel des ulcères affreux suintant sur le corps de la langue…
Imagine-t-on un poète
qui ne s’exprimerait plus que par alliances de mots ? « Je ne sais
plus parler », confessait l’ardennais, peu avant de se taire… Une absurde
folie, tel serait le comble de la logique oxymorique, et peut-être de la poésie
portée à son paroxysme de délire et de fureur…
Mais là n’est pas son
horizon, puisqu’au « soleil noir » de Nerval et aux « azurs
verts » de Rimbaud succède le « soleil de nuit » de Prévert,
cueilli à même le quotidien prosaïque : le merveilleux périodiquement
menacé d’aphasie ne cesse en vérité de se perpétuer d’âge en âge. Comme la
poésie même dont il figure en définitive la capacité à produire de nouvelles
entités, par entrelacement, hybridation, combinaison, fusion ou addition,
l’oxymore n’est réductible ni au « dérèglement de tous les sens » ni
à de sages fleurs de rhétorique. Il manifeste plutôt combien la poésie, et avec
elle l’art même, refuse de se cantonner à ce qui est déjà connu, répertorié et
raisonnablement balisé, pour s’aventurer toujours plus avant dans un monde plus
ouvert et riche de subtilités ou de surprises.
Ainsi existe-t-il de
« belles inhumaines » et de « funestes bonheurs », de
« noirs succès » et « d’adorables prisons », des
« paysans de Paris » et des « putains respectueuses », des
« bêtes humaines » et de « bons petits diables »… Ce ne
sont pas là des chimères ni des inventions absurdes, mais plutôt des vérités
cachées, des savoirs pris à contrepied. Le poème retourne les apparences afin d’en montrer la doublure, quand
il ne les détruit pas pour les réinventer afin de nous les offrir, autrement
sensibles et neuves. Il regarde plus loin que les antagonismes et les
incompatibles, du côté des plis, des bosses et des liens. Tantôt il chante,
tantôt il claudique, tantôt il résout les conflits et tantôt il les exaspère,
car sa parole est active, pressée et désireuse. Elle cherche le monde et
s’inquiète : il lui faut dire ce qui échappe, tenter de prêter forme à
l’informe. Un oxymore est un éclat de langue, d’une encre plus épaisse et
noire : dans l’inconnu, il fait mine d’ouvrir une issue. Mais s’il entre
quelque part, c’est en traversant comme une ombre l’épaisseur d’une porte
close.
Jean-Michel Maulpoix