Pierre Autin-Grenier, c'est une littérature sans épate. Ses textes nous renvoient aux petits rien qui tissent le quotidien. C'est fait avec lucidité et mordant, celui de l'eau-forte, teinté d'une douce ironie quelque peu désenchantée, mais pleine d'humour.
ENTRE HOMMES
Ce matin encore une femme qui ouvrait ses volets est tombée comme feuille morte l'automne par sa fenêtre sans que l'on puisse dire le pourquoi et le comment. Hier au soir c'est une veuve distraite et qu'aveuglait son trop grand voile qu'une voiture roulant à vive allure a envoyé valser dans l'au-delà n'ayant pu l'éviter. La petite marchande des quatre-saisons poussant sa charrette tout en criant "Des choux, des navets, des carottes!" a brusquement été happée par une bouche d'égout restée à tort ouverte, on ne l'a plus revue depuis et déjà son joyeux babil nous manque. Et je ne dis rien de l'épouse du pharmacien (le tordu de la boutique face à la poste) subitement disparue de la circulation sans un mot d'explication ce dont tout le monde se fiche et contrefiche éperdument tant elle se montrait d'humeur revêche et bileuse en affaires. Non plus de tant d'autres qui pareillement font défaut à l'appel, ainsi la grande boulotte dévoreuse de poulets entiers qui passait son temps à table et qu'on suppose emportée par un embarras gastrique, la jeune moulinière retrouvée pendue par un fil de soie à son métier ou encore la bistrotière à l'angle du boulevard noyée on ne sait par quelle maladresse dans la Saône. Bref, chacune à sa manière toutes nous manquent, aussi cruellement que des boutons aux chemises si vous voyez ce que je veux dire.
Ainsi peu à peu mais d'implacable façon, force est de le constater, notre vieux quartier voit fondre sa population féminine plus sûrement que l'Antarctique ses baleines bleues et, du train où vont les choses, si nul ne se ressaisit bientôt l'hécatombe sera sans recours.
Que deviendrait alors la vie à se livrer dès le réveil à de longues méditations en solitaire devant un bol de café de la veille, amer comme chicotin et mal réchauffé ; à s'en aller seul faire la tournée des comptoirs et se retrouver sur le coup de midi sans savoir comment s'y prendre pour accomoder au plus fin l'escalope à la crème ; en soirée devoir beloter jusqu'à pas d'heure avec les copains pour se désennuyer du temps qui passe, ravauder à la diable ses vieilles chaussettes ou amidonner soi-même les cols de liquettes, et je n'ose parler du reste ?
Non, je me refuse à imaginer notre petit coin de planète devenir une sorte de curiosité tantôt visité par des touristes étrangers telle une réserve d'Indiens végétant là uniquement entre hommes. Parlons peu, parlons bien : si elles ne nous aiment plus, alors qu'elles le disent ; mais qu'elles cessent enfin, par pitié, de tomber comme des mouches!
Pierre Autin-Grenier
Extrait de "C'est tous les jours comme ça" (inédit)
Pierre Autin-Grenier est notamment l'auteur aux Editions Gallimard de Friterie-Bar Brunetti 2005 ; je ne suis pas un héros, L'Arpenteur, 1993, Folio n°3798, 2003 ; Toute une vie bien ratée, L'Arpenteur, 1997, Folio n°3195 ; L'éternité est inutile L'Arpenteur, 2002, et d'un journal, Les radis bleu, Folio n°4136. Sans oublier: Jours anciens, 1980 réédition augmentée 1986, réédition augmentée 2003 ; L'Arbre Editeur.
Je ne le connaissais pas, cher Dominique... Merci de le présenter ici par ces portraits esquissés, riches de vie et d'expressivité... comme l'extrait de texte qui les suit, en quête de l'un dans le multiple et amoureux des dérobades du réel. On le dirait d'une autre époque, Pierre Autin-Grenier, à savourer avec lucidité le feuilleté des jours, des nôtres, de ceux du temps passé, de la répétition inventive du même.
Et voilà... j'ai envie d'en lire plus !
Rédigé par : Fugitive | 19 octobre 2006 à 15:11
...
envie de lire plus
Rédigé par : sylvie | 24 octobre 2006 à 22:57
...
j'aime toujours ce que vous faites Monsieur DP et rien qu'à lire le mot "eau-forte" je suis déja toute impressionnée ...
voici une technique que j'aimerais bien apprendre ...
Rédigé par : sylvie | 24 octobre 2006 à 23:00
Merci, Dominique, pour vos passages intermittents et votre regard clair. Vos articles me manquent...
Rédigé par : Fugitive | 07 novembre 2006 à 13:08
me manquent aussi, vos notes douces et bleues, Cher Dominique...
Rédigé par : vi | 07 novembre 2006 à 17:33
... je frissone à chaque lecture de la première phrase de cet extrait ...
Rédigé par : sylvie lauzel | 11 décembre 2006 à 11:47